DOUZE ÉTONNEMENTS
Nathalie Quintane / Alain Farah – Été 2023

Q1

Salut Alain,

Tu vis à Montréal (mais est-ce toujours à Montréal ? Et où à Montréal ?), je vis à Digne, complétée par « les-Bains » dans les années 1970 dans l’espoir d’une plus-value touristique ou symbolique au moins, qui a heureusement du mal encore aujourd’hui à se concrétiser. On n’aurait jamais dû se rencontrer, même si on a ce point commun : la province (les « territoires », comme disent nos ministres). Bien sûr, je n’ai pas toujours vécu à Digne ni même en province, j’ai aussi habité une banlieue pendant une bonne vingtaine d’années. Et c’est en déménageant en province, plusieurs provinces, dans le nord, au centre, au sud-est, que je me suis aperçue que la banlieue était une province à sa manière : tu passes ta vie à penser à la capitale, à organiser ton emploi du temps en fonction de ses heures d’ouverture et à la façon dont tu vas occuper le temps passé dans les transports pour la rejoindre (toutes les langues étrangères que j’aurais pu apprendre en voiture, dans les bus et dans le métro ! Le finnois, à tout le moins – pourquoi le finnois ?). Un jour, pour en finir avec cette malédiction, je suis allée à Lisbonne, au Portugal, pendant un an. Patatras ! Il n’y a pas plus convaincu de leur appartenance à la province (la province de la péninsule Ibérique, la province de l’Europe, la province du monde) que les Portugais, et singulièrement chez les Portugais, les habitants de Lisbonne. Ils ont lâché bien avant les autres l’idée d’être plus qu’une annexe, ce qui ménage quantité de bifurcations possibles. C’est sans doute précisément pour cela que j’ai choisi Lisbonne plutôt que New York d’ailleurs. Alors, on a un autre point commun, soit la raison pour laquelle je me lance là dans l’inconnu, une chose qui ne me serait jamais venue à l’esprit, une forme désuète de l’artisanat (ou activité, ou métier, ou profession, ou hobby, etc.) que nous pratiquons tous les deux : la littérature. La forme désuète en question, c’est la correspondance – les lettres. Déjà, je ne me risquerais plus, à moins d’y mettre une fortune, à envoyer de nos jours une lettre par la poste – j’aurais le temps de rédiger mes mémoires avant que tu ne la reçoives ou bien elle se perdrait tout à fait. Ce n’est pas la seule raison pour laquelle je n’écris pas de lettres en général, mais enfin c’est une raison notable. Nous voilà donc, puisque nous nous envoyons ces lettres par mail, à écrire des mails en forme de lettres et des lettres en forme de mails avec, forcément, contamination des uns et des unes par les autres. Je m’arrête sur cette considération de base, cher Alain, car c’est à toi maintenant !

Nathalie

F1

Chère Nathalie,

Je suis bien toujours Montréalais, j’y ai habité au nord et au sud, même si le nord de Montréal est en fait l’est, un cauchemar pour les touristes à boussole. J’ai « pris mari et pays » à Notre-Dame-de-Grâce, un quartier tout près du centre-ville qui me permet d’être à quelques minutes du Mont-Royal et de mon boulot. Ta parenthèse lisboète a pour moi été parisienne, et dans un mouvement différent, je crois. Tu te rappelles peut-être du gamin très excité que j’étais : vraiment, je « montais » à Paris. Je montais à Paris en vrai provincial (c’était génial de le vivre avec Thomas Braichet, qui venait de moins loin, mais qui était habité du même désir de conquête que moi) parce que c’était la ville de la littérature. Je voulais y retrouver le Momo de Gary, le Malaussène de Pennac, la Nadja de Breton, mais je ne comprenais pas que les écrivains contemporains qu’Éric de Larochellière m’avait fait connaître en me passant des livres de P.O.L. et de Al Dante, ces écrivains qui m’avaient convaincu qu’il était possible d’écrire la littérature que j’avais envie d’écrire, n’occupaient ni les salons ni les cafés. Chanceux, j’en croiserais peut-être un ou une dans une expo à Beaubourg ou une lecture au musée Zadkine… Je n’oublierai jamais le mépris des libraires quand je demandais, circa 2002, à la Hune ou chez Compagnie, un Tarkos ou un Molnar… Mon expérience française, qui s’est déroulée durant la deuxième moitié des années 2000, alors que Jean-Marie Gleize, poète de la littéralité et prof à l’ENS m’accueillait à Lyon, a été aussi marquée par le fait que j’étais un Québécois au phénotype un peu insituable, « minorité de tous les côtés » du visage et de l’accent qui challengeait le quidam qui aime bien savoir « d’où on vient ». « Vous êtes israélite ? » m’avait-on souvent demandé, exacerbant mon regret de ne pas être juif. Mon père me conseillait à l’époque de me raser avant d’aller valider mon titre de séjour à la préfecture, plus conscient que moi, peut-être, de ce que signifiait une barbe fournie après le 11-septembre, l’invasion de l’Irak, les attentats de Madrid. J’envie en tout cas les Portugais d’avoir la sagesse, comme tu dis, de s’assumer comme ce qu’ils sont, sans rapport à une quelconque métropole… Quant à la désuétude des lettres, et même des mails, je te suis… Je n’ai jamais d’ailleurs tenu de correspondance littéraire, car quelque chose dans cet exercice me fatigue. C’est un peu comme lorsque dans l’autobus, on parle à un interlocuteur pour que le voisin entende. Je faisais beaucoup ça dans la ligne 121 Côte-Vertu, qui me faisait quitter le quartier Petit Liban pour rejoindre celui d’Ahuntsic où se situait mon collège… Parlant à Philippe Charron de la manière dont je jouais de la guitare électrique, je m’assurais que Marilyne West, que je trouvais à mon goût, mais à qui évidemment je n’osais pas parler, comprenne la force de mes solos de guitare électrique. Dans mes petits romans, elle venait me voir à l’arrêt de bus le lendemain, me demandait des conseils musicaux, et ensuite c’était des scènes torrides soft core comme dans les comédies de mœurs qui jouaient le soir à la télé, souvent des films français post-Emmanuelle. Je retrouve un peu l’ambiance désespérée de mon adolescence dans les premières pages du premier roman de Roth, que je te laisse ici, en attendant ta prochaine missive : « Un jour, j’évidais le cœur d’une pomme, vis avec surprise à quoi elle ressemblait et courus dans le bois pour me jeter à plat ventre sur l’orifice du fruit, feignant de croire que le trou farineux et frais se trouvait en réalité entre les jambes de cette créature mythique qui m’appelait toujours “Mon grand” quand elle m’adjurait de lui accorder ce qu’aucune fille dans toute l’histoire n’avait jamais obtenu. “Oh, mets-le-moi, mon Grand”, s’écriait la pomme que je baisais frénétiquement le jour de ce pique-nique. »

Alain xx

Q2

Cher Alain, salut Alain (je double, comme ça tu prendras l’un ou l’autre, selon ton humeur),

Du coup (à remplacer par dès lors à l’écrit, naturellement), je me souviens de ce merveilleux petit livre de Gwenaelle Stubbe paru chez Al Dante au milieu des années 2000 : Salut, salut Marxus – rien à voir avec Karl – et de son Point de vue sur le couple :

Plus loin.
Un homme sur son veston, une femme sur sa cravate. Ont
des échanges de doigts. L’homme rapproche son doigt, la
femme rapproche son doigt. Les deux doigts frisent en
boucle.

Voilà. Leurs deux doigts noués. L’homme sur son veston, la
femme sur sa cravate et de temps en temps, la femme pour
alléger son menton, repose toutes ses dents sur leurs doigts
roulés. Et laisse là ses dents en suspens.

Ainsi elle allège sa bouche, et essaie sa bouche dans toutes
ses postures sans dents.

Et l’homme voit dans sa femme une toute nouveauté, une
toute nouvelle raison de l’aimer, et de s’affubler pour
l’occasion d’un nouveau veston.

Il me semble qu’on pourrait partir de ce passage pour s’expliquer mutuellement un malentendu, précisément le malentendu cause de ta surprise, et de cette blessure augurale, quand tu as demandé un Tarkos et un Molnar à Paris dans une certaine librairie. Un malentendu générique, non ? Tu viens du Québec chargé du Momo (celui de Gary, pas celui d’Artaud), tu en attends de la littérature au sens où nous l’entendions à l’époque, après la parution des deux volumes de la Revue de littérature générale, mêlant poètes (Cadiot) et romanciers (Echenoz) – mais enfin surtout poètes, tout de même – et tu convoques précisément deux bouseux du champ, Tarkos et Molnar, poètes par-dessus le marché, cela ne fait aucun doute. Tarkos, lui-même, venait de monter à Paris de sa province, il aurait été bien en peine d’occuper un quelconque salon ou une discothèque quelconque. Il essayait juste de matériellement survivre et de croiser la poignée de personnes susceptibles de lui dégotter une lecture, une perf’, un appui minime. Bref, non seulement tu confonds littérature, c’est-à-dire roman, avec poésie, mais en plus tu tombes sur les mauvais poètes, c’est-à-dire pas les bons noms. Ça partait mal !

J’ai connu l’un de ces « salons », à la fin des années 1990, ou plutôt la tentative d’une reconstitution de salon littéraire, dans un café parisien, je ne sais même plus lequel, autour d’une revue, la revue Perpendiculaire qui, elle, s’était efforcée de colliger les bons noms (Onfray et Dantec ! Que le temps passe !) en les combinant à des débutants de la littérature (le roman, donc) et de l’art contemporain : Houellebecq, par exemple, le Houellebecq bovien (mince ! Le correcteur écrit bovine, mais non, c’est bovien, d’Emmanuel Bove, que je veux dire) d’Extension du domaine de la lutte. Il dérivait là, en attente d’une signature chez Flammarion, maison qui lourderait le reste de l’équipe et le garderait, lui : c’était le but. Et donc, les « Perpendiculaire » ayant en tête des légendes tout sauf opératoires (Le Grand Jeu, des poètes drogués des années 1930 dissidents du surréalisme) et d’autres un peu plus efficientes (faire carrière dans l’art contemporain), s’essayaient, avec cette distance qui les séparait d’à peu près tout sauf d’eux-mêmes, à fabriquer des anecdotes ad hoc à de futurs catalogues, des rêves de beuveries et de blagues en mémoire de René Crevel peut-être ou de Françoise Sagan. C’est qu’on ne pouvait mieux faire, dans le Paris et la littérature d’alors. On ne pouvait faire mieux.

Comme tu l’as sans doute constaté, ça ne s’est pas arrangé depuis. Pour qu’il y ait une vie littéraire, encore faut-il qu’il y ait une vie tout court, de la vie. Les écrivains, et même les poètes, ne sont pas « en avance d’une vie » sur les autres ; ils captent l’ambiance, et si l’ambiance est à la mort, les meilleurs traduiront cette ambiance de mort – y compris de manière paradoxalement très vivante, d’ailleurs ! Voilà pourquoi j’ai repris ce petit extrait du livre de Stubbe, poète belge, parce qu’il est drôle, bien vivant, et inquiétant aussi. Elle n’écrit plus depuis longtemps et elle me manque ; c’est quelqu’un de ce genre-là qu’il nous faudrait aujourd’hui pour rendre compte de l’ambiance, pour la grimer en Reuze Papa ou Reuze Maman, l’affubler d’un chapeau à la Ensor, l’écarteler sur la Grand-Place de Paris ! La littérature à Paris est morte de ne s’être pas provincialisée, de ne pas vouloir comprendre qu’à présent c’est l’histoire d’un Libanais maronite québécois se rêvant juif – et croyant que des bouquins écrits par des poètes marginaux sont devenus incontournables et célèbres – qu’il faudrait lire.

Nathalie

F2

Salut Nathalie !

Sais-tu que « du coup » est devenu un running gag au Québec pour surligner le fait qu’on parle à la française ? Dès lors, impossible d’employer l’expression sans être a) méta ; soit b) en train de perler. C’est un truc tellement ancien, cette peur d’avoir l’air de se prendre pour un Français, et je me demande si ça ne s’est pas accentué dans la dernière décennie, avec l’immigration française qui a beaucoup augmenté. Nous pouvons, dans notre correspondance, citer des sources consulaires : « La communauté française au Québec connaît un fort taux d’accroissement ! Le nombre de Français inscrits sur les registres a presque doublé depuis 2005, passant de 45 890 à 80 900 (+ 76 %). Chaque année, entre 3 000 et 4 000 Français s’établissent ainsi au Québec sous le régime de la résidence permanente. » 2005… C’est l’année, où on s’est connu ! Dans le multivers, des poètes lyriques cachés dans des catacombes se passent le mot – « Il faut quitter la France, les poètes expérimentaux de Digne s’allient avec les Libano-Québécois. » – et ils émigrent au bord du Saint-Laurent. En quelques mois, ils intègrent à leur nouvelle poésie « magasinage », « stationnement », « faque ». « Faque », c’est notre « du coup ». Ça fait que, faque, j’adore ces vers de Loud qui résument bien cette ambivalence, ce soupçon qui accompagne toujours le désir français du Québécois :

« Oh, tu voulais percer en France, hen ?
Du coup, t’as largué ton accent
T’as truqué ta voix comme T-Pain
Né pour un p’tit pain, mort pour un croissant. »

Je t’ai déjà raconté que mes tantes libanaises nous grondaient quand on parlait joual ? Être québécois, dans leur mépris, c’était « être basse classe », alors que c’étaient elles qui vivaient dans le ghetto à recevoir de l’aide sociale. L’immigration bouleverse tout. Tu sais, des « tantes », ce n’est pas de la famille proche, toutes les dames à la limite dans l’immeuble c’était des « tantes ». Ma famille immédiate n’était ni profrançaise ni anti-québécoise. J’ai quand même passé mon enfance avec ma grand-mère a regardé Des chiffres et des lettres puis le JT sur TV5 sans trop comprendre où était la France ni encore ce qu’elle était pour nous qui venions du Levant, ni pour les Québécois abandonnés par Louis XV. Je reviens là-dessus pour donner une mesure à mon décalage, à la distance avec laquelle la littérature, peu importe le pays d’où elle venait, est arrivée dans ma vie. On est loin de l’« hypokhâgneux » qui récite Lamartine par cœur (je caricature, quoiqu’à l’ENS j’ai connu un type venant de Tunisie, complètement passionné par Saint-John Perse, qui entretenait une correspondance secrète avec… Villepin ! Je te jure ! En plein contrat première embauche !).

Ça me dit quelque chose d’avoir assisté à une performance de Stubbe à Paris justement au milieu des 2000’s, c’est un souvenir flou dont il ne me reste qu’une vague impression de sympathie pour sa présence et la manière dont elle avait livré son texte. Merci pour l’extrait… Deux humains noués se donnent des raisons de s’appuyer l’un sur l’autre, que ces raisons soient dentaires, ou de mode. Je vois en effet que GS n’a rien publié depuis 2010… Je ne sais pas quelles sont les raisons pour lesquelles elle ne publie plus. Il y en a mille pour arrêter, et c’est pour ça que je trouve ça beau de poursuivre cet étrange boulot. Quant à ma dent contre les libraires de la scène primitive que je t’ai relatée : c’est vrai que je rentre en librairie avec la candeur de mes vingt ans, et que mon désir de littérature française/de licornes désamorce complètement les effets de champ. C’est plus que générique : c’est politique. La politique d’une industrie : pour qu’un livre de Tarkos ou de Molnar puisse me tomber dessus en 2002, il faut qu’on le place sur une table, donc qu’on commande une des deux cents copies à l’office, qu’on le garde plus que deux semaines, mais avant tout ça… qu’on le lise, alors que ce livre est et serait sans doute encore illisible selon les standards du commerce… L’ironie, et c’est par ces accidents que les vies s’inventent : j’ai rencontré ces textes chez Gallimard Montréal, là où on croisait le ténébreux Dantec qui avait refait sa vie au Canada bien avant 2005. Ce type publiait chez FOLIO !!! Comme Romain Gary !! C’était donc possible pour les vivants !!!!

Ça ne s’arrange pas, c’est vrai. Mais quand même, ça continue. La vie littéraire passe par des relations secrètes et intimes, j’ai l’impression, plus du tout par les planches du théâtre social. La partie que je trouve plus difficile à comprendre, et c’est peut-être que je suis mal renseigné, mais : où sont les nouveaux lieux, les nouvelles maisons ? Le/la gamin.e de vingt piges qui rêve de publier son premier livre et de réinventer la littérature (au sens général), c’est impossible que ce soit une couv de P.O.L ou du Quartanier qu’il est en tête, right ?

Alain

Q3

Cher Alain,

Écoute, je me souviens d’un truc ou deux que j’ai compris grâce à toi : une fois, tu as vrillé sans crier gare de ton accent (accent québécois certifié conforme à ce qu’un(e) Français(e) attend d’un accent québécois) à l’accent français (parisien, en l’occurrence, bien sûr, ni marseillais, ni corse, ni ch’ti…), avant de revenir tout aussi sec à l’accent québécois… Révélation ! J’ai soudain compris que moi qui croyais n’avoir aucun accent particulier, j’en avais un puisque tu pouvais l’imiter !

La deuxième chose, c’est que vous, les Québécois, vous connaissiez par cœur les principaux membres du gouvernement français en exercice (Dominique de Villepin ou Jean-Louis Borloo). J’ai retourné alors la chose, en me demandant si je connaissais ne serait-ce qu’un seul nom du personnel politique québécois, à part Trudeau. Eh bien non, évidemment. C’est là que j’ai compris ce que voulait dire un ex-empire ou une puissance : un pays plus petit connaît le nom de ses anciens maîtres et de leurs successeurs, tout comme nous, Français, connaissons le nom de nos maîtres et de leurs successeurs (Bolloré et ses fils, Lagardère et les siens, madame Macron et ses enfants), mais aucun des noms de leurs employés, dont nous sommes.

Mes amis belges me racontent la même chose : ils connaissent par cœur les tribulations de Darmanin ou de Marlène Schiappa, et si j’ai oublié le nom du dernier mis en examen du gouvernement, je n’ai qu’à le leur demander !

Cette correspondance, ça pourrait être la liste ou le récit de nos étonnements respectifs… Tiens, par exemple, celui-ci : c’est en France, à l’université, lors d’une journée d’étude consacrée à la génération de 1990 (rebelote Tarkos, etc.). La journée se termine et je vois arriver un jeune gars, ouvert et sympathique, qui va m’entretenir pendant une bonne vingtaine de minutes de la nécessité d’étudier Yves Bonnefoy, que c’est très bien tout ça, mais qu’il faut absolument que j’étudie Yves Bonnefoy, voire que je fasse une thèse sur lui et qu’il ne voit pas comment je peux comprendre quelque chose à la poésie et même à la vie sans avoir étudié Yves Bonnefoy (j’avais déjà une bonne cinquantaine d’années). Et là, Jean-Marie Gleize se tourne vers moi et me dit : « Tu sais, Bonnefoy, c’est encore une bonne dizaine de thèses par an. »  C’est important, ces rappels périodiques à la réalité, quand même.

Sans surprise, il se passe pour la littérature ce qui se passe pour le cinéma : le pan du milieu flanche. Il a toujours été fragile, Paul Otchakovsky-Laurens était assez clair là-dessus, mais quelque chose a bougé, comme si les jeunes générations anticipaient une « vautrade » possible : les trentenaires, qui dans les années 1990, auraient envoyé d’office leurs manuscrits à P.O.L. ou Al Dante, comme tu le signales, montent aujourd’hui des imprimeries à plusieurs, en collectif, et font circuler de microlieu en microlieu de par le monde, leurs booklets, chapbooks et samizdats en traduction de l’anglais (États-Unis), poursuivant de manière extrêmement scrupuleuse le travail fait par un Roubaud ou un Hocquard dès les années 1960-1970 – à ceci près que Roubaud publiait cependant au Seuil et Hocquard publiait aussi chez P.O.L. Eh bien les aussi et cependant ont disparu. Les classes moyennes de la littérature expérimentale générale se replient, sentant peut-être à raison les mauvais vents s’installer. Mais il est possible que ce secteur toujours minoritaire de la littérature, sur lequel comptait P.O.L. pour fournir une nourriture survitaminée à l’ensemble des troupes, se répartisse dans un répertoire plus vaste de petites maisons de narration (Le Nouvel Attila, l’Ogre, Corti même, etc.).

Nathalie

F3

Nathalie,
(Nathy ?),

Je mets ce « Nathy » entre parenthèses, et avec un point d’interrogation pour laisser une trace de cette pulsion qui s’est manifestée dès le début de notre échange, et que je réprimais jusqu’à maintenant : t’affubler d’un surnom. C’est une habitude que j’ai avec mes amis proches, ça date d’il y a longtemps, ça s’explique sans doute par des motifs analytiques, une pulsion d’appropriation. Il y a un moment où je demande aux gens : est-ce que ça te va si je te surnomme comme ça ? Ça sera une marque d’affection, je ne t’y oblige pas, etc., et les gens me disent oui ou non. C’est peut-être une habitude qui m’a été transmise par ma famille. Chez nous, on donne systématiquement un « daalaar », un nom doux, à tous les membres de la famille. Ma mère, Yolande, se fait appeler « Lola », mon père, Shafik, c’est « Shafo », mes oncles Farid et Nabil, c’était « Doudou » et « Baby » (il était le cadet, et il est mort le premier), mes tantes Eglal (« Gigi ») et Sylvie (« Vivi »), etc., etc., etc. Je pourrais te faire l’arbre généalogique au complet, c’est systémique ! Dès lors (lol), j’ai fait la même chose avec mes proches : Philippe Charron (« Vieille Dame »), Jean-François Hamel (« Champi »), Alexie Morin (« Alex »), Daphné B (« Nièce »), Fanny Britt (« Fan »), Stéphane Larue (« Larue »). Ce qui me touche, dans cette pulsion de « passion de nomination » (tu reconnais le syntagme de Prigent, bon dieu que je lui suis redevable, ses essais ont changé ma vie) à ton égard, c’est que nous ne sommes pas tout à fait « proches » (la preuve, il faut se faire payer pour qu’on s’écrive – double lol), mais je ressens envers toi une grande affection. Cette dernière est attribuable à la fois à la rencontre de nos textes depuis 2003, (j’ai acheté l’une des copies de Formage qui avait fait son chemin jusqu’à Montréal), mais aussi du fait que dès que nous nous sommes mis à échanger, deux ans plus tard, tu as toujours été généreuse et franche avec moi, ne me prenant jamais de haut, même si d’emblée la position dans laquelle nous étions (le thésard qui discute avec son « sujet ») produisait de la hiérarchie. Je ne sais pas si « Nathy » est le bon « daalaar », mais tout ça me donne à penser aux amitiés littéraires, qui sont une chose compliquée quand on aime les gens, mais moins leur texte, et totalement magique quand on aime les gens et qu’on admire leur craft : tu as bien vu que j’ai choisi six écrivain.e.s québécois.e.s pas tirés des vers.

Je joue souvent avec les accents. Quand j’étais gamin, je faisais marrer ma famille en imitant un mollah vu à la télé : « L’Islam n’est pas contre l’Occident, l’Islam est contre le mal. » Succès fou devant Sousou et Bila. Je ne comprenais pas que leur réaction était ancrée dans une profonde islamophobie, qui parlait aussi du binôme maître/disciple en mode carnaval : ma famille libanaise était très bien intégrée en Égypte, du fait de leur « collaboration » avec les forces européennes, jusqu’à ce que l’arabisation chasse l’Occident et leurs alliés : voir un gamin de sept-huit ans, à l’accent québécois de surcroît, imiter un prédicateur salafiste, avait probablement quelque chose de cathartique. Ceci dit, question France, je trouve que ça va un peu mieux. Un travail de médiation culturelle incroyable a été entrepris il y a dix ans par un organisme qui s’appelle Québec Édition, des dizaines de libraires français sont venus ici voir ce qui s’y passait, nous sortons peu à peu du folklore et que ce soit au Comptoir des mots à Gambetta ou au Monte-en-l’air à Ménilmontant, mais aussi au Quai des brumes à Strasbourg et à l’Histoire de l’œil à Marseille, il y a maintenant des sections de livres québécois et un véritable intérêt du public. On va peut-être tranquillement sortir de cette vieille affaire coloniale qui, il y a dix ans environ, a fait dire à un type qui m’a entendu parler dans un café qu’il « ne pouvait pas imaginer un Canadien de mauvaise humeur ». J’avais rectifié les faits, et ça avait fini avec un coup de poing sur la gueule et une main courante.

Je me suis un peu égaré, mais ce que tu me dis sur la puissance française m’émeut à plusieurs niveaux. C’est un peu le drame de ma vie de ne pas être né dans un grand pays. Voilà peut-être pourquoi la France m’obsède, et que je sais ce qu’est une « main courante ». C’est lourd, quand même, le dire comme ça sans gêne, j’ai un désir de France (on dirait un slogan du RN !), même si je sais qu’on y fait dix thèses sur Bonnefoy par année et cent sur Proust aussi ! J’ai un désir de France impossible à tenir en tant que Québécois parce que je suis d’office placé dans le rôle du « petit cousin », et ça me frustre, parce que si mes parents avaient immigré soixante et un kilomètres plus au sud, je serais un AMÉRICAIN, et là le game serait tout à fait différent Je serais dans la bonne ligue, la première division, la ligue des puissances qui ne se regardent ni de haut ni de bas, mais droit dans les yeux. Mon dernier roman, avec la mention « traduit de l’américain par Alain Farah », je pense que j’en vends dix fois plus, sans compter que je n’ai plus besoin de fantasmer sur Folio parce que je passe directement chez Babel !

Tu m’as fait chercher « samizdat » sur Google, merci. Le phénomène que tu décris correspond à ce que je perçois, ayant récemment eu la chance de discuter avec des écrivaines et des écrivains français dans la vingtaine, dans la trentaine, et d’avoir visité la librairie After Eight où j’ai eu beaucoup de joie à voir les étagères multilingues et le fonds en art et en théorie. Tout ce qui est zine, microéditions, etc. continue d’exister et c’est rassurant. Cette façon de faire n’a jamais été pour moi à concevoir en termes de « club junior », si tu me permets une métaphore « hockeyistique », où on s’entraîne avant d’être repêché par la NHL (les grandes maisons parisiennes). Il s’agit d’un espace parallèle, pour effectuer d’autres manœuvres. Les exemples de Roubaud et d’Hocquard sont tout à fait parlant, surtout en lien avec les traductions, le rapport aux États-Unis… D’autres batailles se livrent dans les espaces commerciaux et médiatiques. J’ai toujours admiré les créateurs qui ont su les investir, sans tout à fait se corrompre, à condition évidemment de ne pas être des puristes qui considèrent qu’y aller, c’est déjà pécher.

Alain

Q4

Mais je l’accepte mon « daalaar » ! Ne serait-ce que pour pouvoir dire : « Moi, j’ai un « daalaar »… alors, un « daalaar », c’est le petit nom que m’a donné mon ami libano-québécois Alain, c’est « Nathy » ! Comme ça, je commence à vraiment faire partie de tes potes – de la famille. L’étape suivante, c’est que tu viennes à Digne…

Quant au fait qu’on ait eu immédiatement des rapports « d’égal à égal », je ne crois pas que ce soit seulement dû à une appartenance sociale (je viens et je reste de la classe moyenne – sinon je ne me serais jamais permis d’écrire Que faire des classes moyennes ?) ni à une complexion personnelle particulière qui m’aurait ancrée dans une humilité franciscaine ou une nonchalance sympathique, ni à une application inflexible dans la vie quotidienne du mot du milieu (je veux parler d’égalité dans la devise nationale universelle), mais plutôt, peut-être, à la prise de conscience, très jeune, d’avoir des goûts marginaux, décalés, perchés, comme on dit aujourd’hui, goûts qui ne se partageaient pas et qui, ne se partageant pas, ne parvenaient pas à fonder ni même renforcer une amitié (il me fallait passer par d’autres canaux), pour, en bout de course, c’est-à-dire entre dix-neuf et vingt-sept ans, où j’ai rencontré mes premiers poètes vivants, entretenir une solitude qui fut tout bien considéré à la fois très longue et très grande. Cela avait pourtant bien commencé ! Je me souviens qu’en 5e, j’embêtais toutes mes copines avec Barjavel ! J’étais tombée littéralement amoureuse des romans de Barjavel et je ne cessais d’assommer tout le monde avec Barjavel, qu’on devait lire Barjavel, et comment pouvait-on vivre sans avoir lu Barjavel, et que bref Barjavel c’était super ; d’ailleurs mes copines, de guerre lasse sans doute, mais avec affection, autant que je m’en souvienne, cette affection que tu mets dans « Nathy », avaient fini par m’appeler « Barjavel », et pendant quelques semaines, mon prénom avait été Barjavel, mais pas de là à associer Barjavel et Quintane, non, ça n’avait pas donné « Barjavel Quintane » : juste « Barjavel », c’était comme ça que désormais je m’appelais. Cela dit, ça avait moyennement marché, cette réclame pour les livres de Barjavel – alors, tu penses, si ça ne marche déjà pas avec un romancier aussi connu que Barjavel, imagine avec d’autres…

Trois ans plus tard, j’arrive en seconde et patatras ! je tombe amoureuse de Lautréamont ! Et avec le même allant et la même sûreté que j’avais mis à répandre de par le monde mon enthousiasme pour Barjavel, j’entreprenais la terre entière : c’est-à-dire mes camarades de classe à propos de Lautréamont, de ce que ça faisait de lire Lautréamont, de ce que ça bouleversait, de ce que ça chamboulait, qu’il y avait naturellement un avant et un après Lautréamont, et comment on pouvait vivre sans avoir lu Lautréamont, et que bref Lautréamont c’était plus que super, c’était sidérant. Flop total.

Que veux-tu ? On se résout, on s’habitue. J’ai continué de mon côté à lire des livres bizarres, à écouter de la musique bizarre et à voir des films bizarres jusqu’à ce que je rencontre, hasard + destinée, une poignée de personnes qui lisaient, écoutaient, regardaient la même chose ou des choses similaires. Le constat était simple : nous étions une minorité ; des marginaux, voire des freaks. Par conséquent, quand tu rencontres quelqu’un dont tu sais pour l’avoir appris même si lui ne le sait pas encore qu’il appartient à ce groupuscule (ah ! ce mot !) de gens passionnés par Xavier Forneret, Durutti Column et Roger Corman à la fois (et là, tu peux caser les noms bizarres que tu veux, le mien en étant un), donc, quand tu rencontres cet oiseau-là, Alain Farah de Montréal qui vient de publier dans cette incroyable maison d’édition, Le Quartanier, eh bien, tu l’accueilles tranquille les bras ouverts : toi, c’est lui, et lui, c’est toi, on est dans la même merde, mais on a de l’ardeur à revendre. Voilà d’où vient « l’absence de hiérarchie » dont tu parles, à mon avis – et voilà aussi la source des quelques lignes de ma bio officielle : « Je suis peu nombreuse, mais je suis décidée. » Une précision : je ne reproche pas à l’université française de poursuivre la promotion en interne de Bonnefoy et de Marcel Proust, qui méritent (ah ! ce mot !) autant de thèses qu’il est possible d’en écrire sans se faire une tendinite, mais de ne pas travailler, par ignorance et/ou quasi-idéologie, également à d’autres auteurs/autrices – Hélène Bessette, par exemple, est une autrice très importante, dont l’œuvre est close depuis le début des années 1970. Alors, tu trouveras toujours quelqu’un pour te dire : « Mais si ! Mais si ! Ma sœur fait une thèse sur elle ! OK. Une thèse. Ta sœur. Mais encore ? »

Concernant Hocquard et Roubaud, on peut peut-être essayer d’affiner. D’abord, l’un n’est pas l’autre : Roubaud est bien plus connu, publié au Seuil, même si en 2008, Quelque chose noir proposé au concours d’entrée à Normale Sup avait suscité des réactions indignées (que vient faire Roubaud dans un concours sérieux ?), réactions auxquelles Catherine Flohic avait répondu « [qu’elles mettaient] en évidence le désintérêt de l’université française pour ne pas dire l’hostilité pour tout ce qui touche au contemporain. » Hocquard, poète, est publié chez P.O.L., et son activité de passeur/traducteur de la poésie étasunienne a eu longtemps pour foyer l’École des beaux-arts de Bordeaux et la publication de petits livrets, des chapbooks fabriqués par ses élèves, qui étaient distribués de manière assez « parallèle », par abonnement. L’impression que ça me donne, c’est qu’on s’est fait depuis longtemps, somme toute, à une littérature à deux, trois ou quatre vitesses, qui est le moyen et le mode de survie de la poésie et d’une littérature contemporaine plus ou moins expérimentale – et ça ne marche pas si mal en France. Les derniers développements, que tu as vus à Paris, sont dans la droite ligne de ce qui s’est fait depuis les revues de la deuxième moitié du xxe siècle – avec ce regret qu’il n’y ait plus de revues comme Doc(k)s ou Action poétique, qui traduisaient d’à peu près toutes les langues – là, en France, ça s’est resserré de manière irrationnelle sur l’anglais. Nous désirons tous être Américains (du nord), au fond. Il faut faire avec cette pulsion étrange, avec ce rêve de vendre beaucoup et de devenir enfin populaire. Telle est la condition de notre survie et de la continuité du travail entrepris depuis le début du xixe siècle – je plante approximativement cette période parce que j’y ai découvert quelque chose comme le premier groupe « d’avant-garde », qu’on baptisait « secte » alors, des peintres, élèves de David, qui se sont fait virer de son atelier parce qu’ils jugeaient ses dernières toiles pas assez radicales, et qui sont allés squatter un couvent en ruines sur la colline de Chaillot ! Végétariens et révolutionnaires ! L’un d’eux, ou plutôt l’une d’elles, Lucile Franque, est l’héroïne de mon prochain bouquin ! Et je sens qu’il va se vendre !

Nathalie

F4

Des youyous, Manosque ! Nathy existe ! Merci d’accepter ce surnom ! C’est moins beau que Barjavel, par contre. Barjavel. Wow. Diminutif : « Barje ». Shout out à tes potes de 5! On a quel âge, quand on atteint la 5e en France ? Dix ans ? « Barje », ça résonnait d’avance avec ce que Rosset allait nous apprendre sur la singularité des idiots, leur botte secrète : refuser la grandiloquence… Pas une mince affaire, quand on écrit… Une partie de ce qu’on attend des livres, c’est qu’ils nous éloignent du réel… Je ne sais plus trop qui est ce « on », certains lecteurs, « l’industrie », les médias ? Il me semble qu’on travaille exactement au contraire : revisiter constamment ce qui est mal dit/trop vite vécu, faire croître ce qui pose problème, comme des champignons dans le caca. Tu sais que je garde encore près de moi l’essai de Jouannais sur L’Idiotie ? J’ai vu que Champs Arts (Flammarion) l’avait repris – mais qu’est-ce que j’ai à troller notre correspondance avec cette obsession pour les livres de poche ? Du bouquin de JYJ, j’ai la belle version rouge beaux-arts magazine-livres, où il y a cette si belle photo de toi avec un white face, ça vient de Mortinsteinck, right ? C’est du même shooting qui avait été en une du cahier culture de Libé au temps de Cavale, si je me souviens bien. Ah, ya Nathy, walah zamen ! C’est la traduction arabe de l’expression latine Tempus fugit ! Ceci étant, rien n’interdit que « Nathy » devienne un jour autre chose : j’ai d’abord surnommé Philippe Charron « Philippo », avant qu’une nuit, à la fin des nineties, nous soyons pris de peur, pétrifiés pendant une bonne demi-heure devant la fenêtre d’une voisine octogénaire, qui écoutait la télé chez elle dans le noir, spectre dans un bain de lumière bleue tirée de l’univers de Lynch, rendu à nous à travers le cadre d’une bay-window, en périphérie du Petit Liban. Après cette expérience, cette vision, je ne l’ai plus appelé autrement que « Vieille Dame », et lui pareil.

J’aimerais beaucoup venir à Digne, tu sais. Es-tu la seule écrivaine de la commune ? Est-ce que les gens disent encore Madame Bérard ? J’y passe en 2024, ou avant que le monde ne s’écroule, sachant que même si vous avez une Le Pen Présidente et que la Sixième République chante des hymnes antiwokistes, il ne s’écroulera pas. Les gens souffrent, mais ça continue, malgré le « parfum de fascisme ». On l’a vu ici avec Trump.

Tu sais, cette histoire de classe moyenne n’a pas du tout la même résonnance de mon côté de l’Atlantique. Le tissu social du Québec, qui est encore hélas une province du Canada, donc d’un territoire ayant pour chef d’État Charles III, est spécifiquement différent de la France en ce que la hiérarchie est beaucoup plus floue. On la cherche longtemps l’aristocratie qui regrette l’Ancien régime, en fomentant secrètement un putsch du comte de Paris. 80 % des habitants du Québec sont d’ascendance française, et jusqu’à la « Révolution tranquille », circa 1960, l’immense majorité de ce peuple était ouvrier. Alors il y a des gens riches et des gens snobs, mais la majorité de la population est récemment « moyenne ». J’entends dans cette appartenance à la classe moyenne hexagonale le fait de ne pas venir de la « Haute », de la vieille argent, cette Haute qui me fait maintenant exécrer certains jours le centre de Paris, comme si je vois le sang couler le long des murs des immeubles haussmanniens. Là où je pense qu’on se retrouve, c’est dans cette impression d’appartenir à une minorité (de barges, de freaks, de lecteurs de Lautréamont), ou plutôt à des minorités (ta belle litanie dans Tomates à ce sujet me revient à l’oreille, mais cela ne s’ancre pas dans la même source : mon statut minoritaire, il est enraciné dans ma réalité « d’immigrant », au sens où n’étant pas de la majorité québécoise franco « de souche », j’ai été en compensation depuis que j’ai appris que j’étais « une ethnie ». J’ai longtemps dénié tout ça, et c’est dans un rattrapage de lectures que j’ai eu à faire ces dix dernières années, poussé par de jeunes gens passionnés par les questions de décolonialité à qui j’ai la joie d’enseigner, que j’ai réalisé que j’avais souffert de ce statut minoritaire. J’ai du désir de France, rappelle-toi ! Un autre truc que je remarque, c’est à quel point tu es devenue écrivaine avec un vrai passé de lectrice, tu m’en as déjà parlé, bien avant Barjavel et Ducasse, tu m’avais dit ton amour des « petits romantiques allemands – Jean Paul » ou Shonagon… Tu es arrivée à la littérature expérimentale à la suite de ça… J’ai l’impression de mon côté d’avoir tout fait à l’envers, écrivant mes textes bizarres en réaction aux textes pas assez bizarres des snobs qui se vantaient d’écrire au CÉGEP (l’équivalent de votre première et de votre terminale). J’ai donc réinventé la roue, jusqu’à ce que des profs m’initient à ce patrimoine d’œuvres « décalées, perchées », et la rencontre à vingt ans d’Éric de Larochellière, une grâce, car je n’aurais pas eu l’appareil psychique pour cette longue traversée du désert dont tu parles pour ta vingtaine. Oui, tu étais peu nombreuse, mais décidée, et nous quelques-uns, mais excentrés ! Je me rappelle t’avoir offert mon premier livre (le QR04, un collector maintenant !) et que tu as eu la franchise de me dire que tu ne l’avais pas trop aimé. Je le regarde quand même avec une certaine tendresse, maintenant que je perçois tout ce que mon surmoi d’avant-garde m’a fait faire, alors qu’au fond, je n’avais envie que de « textualiser la matière qui m’attristait ». Tout ce que j’ai connu jusqu’au CÉGEP, c’était la culture pop, et c’est d’elle, sans doute, que j’essayais de me détacher…

Alain

Q5

Cher Alouné,

Ah ! Culture pop versus culture savante ! Ça demeure compliqué, en France, et encore dans l’œuf – même si près du poussin –, d’incorporer les deux… En fait, tout coexiste : d’une part, l’Académie française qui se prend un choc thermique chaque fois qu’on ôte le chapeau chinois (autrement dit «  accent circonflexe ») sur le e de forêt ; d’autre part, mais en même temps, les millennials et postmillennials qui entretiennent un rapport littéralement organique avec le manga et Minecraft ; d’autre part encore, la culture scolaire, une chose bien spécifique, bien circonscrite, qui sert essentiellement à préparer le brevet des collèges et le bac, soit à peu près les mêmes textes que ceux que j’ai moi-même eu à étudier il y a quarante ans (ah ! Les Fleurs du Mal ! Mais surtout pas les Petits poèmes en prose, hein, parce que là, ça chamboule tout ! Et ah ! Grande audace du bac 2023 : Colette, une femme, quasi lesbienne ! Qui était déjà au bac dans les années 1950, mais bon, on ne va pas chipoter ! Et puis tiens, si, une autrice contemporaine, enfin : Yasmina Reza – un peu le Samuel Beckett du xxie siècle, en somme), et on pourrait comme ça ajouter les couches, les strates, les alluvions et les dépôts de savoirs et de techniques, sans que jamais dans nos têtes de ce côté de l’Atlantique ça ne se mêle vraiment, ça ne joue ensemble, sauf peut-être dans l’intention, les bonnes intentions quand, par exemple, le mot « hybride » se duplique à l’infini dans les programmes ou les demandes de résidence, de bourse, etc. auprès des institutions culturelles et des municipalités, si bien que l’hybride ou l’« alterno » ou « expérimental » est devenu une sorte de catégorie culturelle, et comme de moins en moins d’institutions culturelles et de municipalités ont envie de s’emmerder avec une catégorie culturelle qui ne remplit pas les salles comme la SNCF remplit ses trains, eh bien, bonsoir M’sieurs dames ! Comme disait le directeur d’une sympathique institution de ma ville : « J’ai un public moyen, donc ma programmation est moyenne. » Quelle délicatesse !

C’était pourtant bien parti dans les années 1970, quand la bande dessinée et le roman policier gagnaient leurs lettres de noblesse, quand la science-fiction pouvait être à la fois populaire, politique ET expérimentale (la collection « Présence du futur » chez Denoël ou les couvertures argentées de Robert Laffont), quand des revues comme Géranonymo et bien d’autres alternaient B.D., radicalité politique et poésie visuelle. Nous venons aussi de cette époque-là, qui elle-même vient en partie du moment historique des avant-gardes, quand les poètes se mettent à lire leurs propres textes dans des cafés, à la fin du xixe siècle, quand Apollinaire enregistre Le Pont Mirabeau, quand Prévert fait de l’agit-prop’ dans le groupe Octobre, etc. Je râle, tu me diras, comme d’habitude ! Mais il me semble que les publics ne se rencontrent pas toujours vraiment, aussi parce qu’on ne leur donne pas souvent l’occasion de se rencontrer – et pourtant, rien de plus facile : certains festivals de musique de ce département ont une programmation exigeante tout en étant très accueillants, très ouverts aux enfants comme aux amateurs de musique ; et tout le monde se régale !

Il me semble que c’est ce que tu as essayé de faire en publiant Mille secrets, mille dangers au Quartanier, précisément dans cette maison qui est la tienne depuis le début, qui a publié tes poèmes et ces romans à la fois drôles et plombés que sont Matamore n° 29 et Pourquoi Bologne… Une maison qui publie aussi bien la poésie barrée de Marc-Antoine K. Phaneuf, le très beau Des fois que je tombe de Renée Gagnon, le random de ta Vieille Dame (que tu salueras pour moi) et l’un de mes livres préférés : Mailloux de Hervé Bouchard – mais ici, il en faudrait un extrait, on ne peut pas comprendre sans le travail que fait Bouchard de sa langue, de là où il est. De la singularité que peut donner le Québec en littérature, on n’avait guère que Ducharme, non ? Quel écrivain ! Publié chez Gallimard, tu imagines ? Serait-ce possible aujourd’hui ?

Et voilà que tu t’attaques à la chose sans détours ET avec embranchements multiples dans Mille secrets mille dangers (MSMD), avec comme fil rouge ce fameux mariage, le tien ! Plein d’histoires dans l’histoire ! Il y a vraiment quelque chose du senior De Oliveira, dans les aventures de Tintin, ce personnage qui hypnotise tout le monde en racontant (inventant ? Mais tu n’as pas l’air d’inventer) des péripéties nouées les unes aux autres, toutes passionnantes, et puis la douleur – la douleur dans ce qu’elle a de plus physique ; tu sais que Daudet, Alphonse, l’immortel auteur des Lettres de mon moulin et de Tartarin de Tarascon, a écrit un livre formidable sur la douleur, sur sa souffrance de syphilitique ? La Doulou, justement, son dernier livre publié. Faire passer non seulement des choses compliquées, mais des choses risquées – la séance de « soin » où le dentiste se révèle progressivement raciste pendant que, passant à la fraiseuse, tu ne peux guère répliquer – dans ce roman à la fois fluide et touffu ! Quel boulot ! J’aimerais bien savoir où tu en es, aujourd’hui, de tes efforts de médiation quant à la littérature ; quand je parle de toi avec des rencontres québécoises, ils et elles me disent : Alain Farah ! Il est vachement connu ! Il a une émission à la radio ! Alors, où en es-tu ? Et cette adaptation au cinéma de MSMD ? Il va falloir qu’ils taillent sérieusement dans le bouquin – à moins qu’une série… Oui, je verrais bien MSMD en série.

Nathalie

F5

Y’a Nathy !

Tu ne sais pas à quel point ta remarque sur le devenir audiovisuel (woh, le terme archaïque qui surgit de mon esprit !) de MSMD est un trigger pour moi ! Je t’explique avec pour préambule un long détour : encore hier après-midi, je répondais à une lectrice qui, dans un délicat courriel, me parlait de sa maladie inflammatoire et de sa dépression. Elle est tombée sur mon roman, et me dit avoir été moins seule les quelques heures où elle l’a lu. Je devinais au ton du message qu’elle n’était évidemment pas sortie d’affaire, et j’ai eu le goût de lui confier un truc : en 2019, j’ai été au plus bas, mais vraiment, au plus bas de ma vie. J’avais derrière moi trois versions de MSMD, et ça ne marchait toujours pas. Je ne suis pas encore capable de parler de cette période où j’ai cru qu’on m’internerait, alors je me suis contenté dans le message à cette lectrice de la formule allusive (« j’étais au plus bas »), mais c’était pour lui dire : en 2019, j’ai eu la pire année de ma vie, et en 2022 la plus belle, donc ça peut aller vite, parfois, la guérison : tenez le coup. Le truc qui s’est passé avec MSMD tient d’une chance inouïe, et il y a beaucoup de multivers où le roman ne décolle pas : ma mère ou Édouard me collent une poursuite (heureusement qu’ils ne sont pas des lecteurs de correspondance, ça leur donnerait l’idée !) ; le public québécois n’est pas encore intéressé par une histoire d’immigrants ; le type du laboratoire de Wuhan oublie de bien fermer son sa boîte de Petri au printemps 2021 plutôt qu’à l’automne 2019 ; Éric et Alexie ne sont pas derrière moi à m’encourager à finir en me lisant et relisant avec une générosité infinie… Tu vois le topo. Parmi cette très grande chance, il y a eu cet intérêt quasi spontané des créateurs « audiovisuels » pour la matière du roman, si bien que très vite Éric et moi nous sommes trouvés devant plusieurs offres sérieuses et conséquentes… pour une série ! Mais moi, presque autant qu’un désir de France, j’avais un désir de cinéma ! Ce n’est pas rationnel, pas logique du point de vue narratif, mais mon gut feeling m’amenait là, si bien qu’on a décliné les offres avec l’espoir un peu candide qu’un réalisateur de cinéma aurait la folie de voir un long métrage dans ce labyrinthe de 500 pages… Eh bien, c’est arrivé ! Et pas avec n’importe qui ! Philippe Falardeau, tabarnac. Ce type même dont je voyais les films à la télé (dans une émission merveilleuse qui s’appelait La Course destination monde, où des gamins partaient des mois tourner des courts métrages à travers la planète), ce réal qui m’avait ému avec La Moitié gauche du frigo en 2000 (un film en VHS, ça se pouvait !), puis avec le classique C’est pas moi je le jure ! (Léon c’était moi, pris entre la guerre de mes parents) presque dix ans après. Falardeau m’a écrit un mail ! Et on a commencé à discuter, travailler, et s’amuser depuis. Je crois que cette intuition a justement à voir avec cette espèce de capacité du cinoche, beaucoup plus que la littérature, d’être un art véritablement populaire, mais un art populaire qui possède un rituel un peu sacré : on se rend à lui, comme pour Jésus à l’église (à moins d’avoir un prie-Dieu, ou un lecteur DVD !). C’est un art populaire aussi plein des paradoxes qui m’habitent, le cinéma c’est aussi la guerre (relisons Virilio !), une machine complice du « cash et des guns » pour reprendre la belle formule de Daphné B, une industrie qui, avec son glam et ses millions, a quelque chose de profondément… humain ! Tout ça m’excite, peut-être aussi parce que mon plus vieux choc esthétique, c’est le suivant : en 1994, j’ai quinze ans, et la seule raison pour que ma mère nous laisse, Édouard et moi, traîner downtown, c’est d’aller au cinéma. Tu vois ce que ça donne dans MSMD, mais pour être raccord avec nos mensonges, une fois de temps en temps, on y allait vraiment. Le Palace c’était la meilleure option : gros complexe des seventies totalement décati, où les bobines défectueuses étaient reprises en late showings, 2 $ la séance, alibi parfait. Un soir, j’ai vu Pulp Fiction, Pulp Fiction en VO (je ne parlais pas encore l’anglais) : je n’avais rien compris à l’intrigue, mais je m’étais fait cette promesse : j’allais au moins une fois vivre cette folie que de voir ma « vie » à l’écran ! On ne sait pas si on arrivera à lever l’argent, si on ne se fera pas frapper chacun de notre bord par un char, si on ne choppera pas l’Ébola, donc j’ignore si le film existera un jour, mais en attendant, je m’amuse comme un petit fou, et quand Falardeau m’a montré comment marchait Final Cut, j’avais l’impression d’être une apprentie couturière à qui Coco Chanel apprenait à repriser des caleçons.

Tu me donnes le goût de te citer du Hervé Bouchard, je suis allé chercher son Mailloux dans ma bibliothèque (c’est le QR13, on avait republié le livre paru d’abord chez L’Effet pourpre, un éditeur génial qui n’a pas survécu au début des années 2000. Avant l’arrivée de Hervé, nos livres n’étaient pas distribués ! J’adore dire aux jeunes que les premières années, nous amenions nos exemplaires une copie à la fois en consignation !), mais c’est dur d’en citer seulement des bouts par-ci par-là, tant c’est un flot, une puissance qui se développe de phrase en phrase… Peut-être que je peux amener ma copie à Manosque et lire le chant final, cette litanie de « Quand j’aurai » qui serre le cœur… Quant à Ducharme… on lui doit tant… presque tout. Personne ici à l’époque n’avait voulu le publier, alors il a envoyé ses trois premiers livres rue Sébastien-Bottin… où il est tombé sur Queneau. Ducharme n’a pas vingt-cinq ans… L’Avalée des avalés est finaliste au Goncourt ! Ceci dit, son plus beau livre, pour moi, c’est La Fille de Christophe Colomb, un roman entièrement en vers, un des seuls que Folio n’a pas repris d’ailleurs (tu vois que je dois désormais parler de « pochistes » à CHAQUE lettre). L’as-tu ce livre ? C’est une pure merveille. Colombe Colomb bourlingue, elle se trouve laide, elle devient amie avec des animaux : Néron le Héron, Bic la fourmi, Quadrimoteur la mouche, Tout-Doux le rhinocéros, Imbécile la girafe, Anticonstitutionnellement le chat, et les Cent rats, prénommés Un, Deux, Trois, etc. (Quinze, dit-on, ressemble à Jean Lesage, le « père » de la « Révolution tranquille »). Tout ce beau monde se regroupe pour tuer les humains, sous le regard malicieux d’Al Capone, pseudonyme de Dieu. On dirait du Jarry, mais écrit par un mec de Lanaudière.

Alain

Q6

Cher Alouna,

Bon, ni une, ni deux, Stephen – qui est par ailleurs un grand fan de La Bête lumineuse (mais je ne sais pas comment ce film est vu depuis le Québec aujourd’hui…) – cherche et chope La Moitié gauche du frigo, qu’on a regardé hier soir. Quel film ! C’est arrivé près de chez vous, mais en mieux… plus fin, jouant moins le spectacle, avec un acteur à la hauteur du Poelvoorde de l’époque, avec son revirement brutal au deuxième tiers, mais en plus proche de nous – c’est quand même l’histoire d’un chômeur et le détail d’une certaine forme de chômage qui s’installe à un moment clé (les délocalisations). On était un peu estomaqués. Stephen, de ne pas encore connaître (c’est quand même un gros geek de cinéma) et moi, qui ne m’attendait pas à ça, ce film excellent, vraiment, et qui l’est toujours vingt ans après, alors que le parti pris de la vidéo et du méta-cinéma (le chômeur en question est suivi par une petite équipe qui tourne un documentaire sur lui) aurait pu le vieillir, le dater. Je le googlise pour vérifier la date de sa sortie en France – bien sûr je tombe d’abord sur des tas de pubs pour acheter des frigos – eh oui, il est bien sorti en 2002 ; je ne me souviens pas du tout de l’avoir vu passer… Tu vois, c’est ce genre de choses que je regrette (mot faible), que ceux et celles dont le travail est de nous faire parvenir ce film et de nous signaler qu’il existe, à nous autres qui ne prenons pas forcément l’avion pour le festival de Toronto ou Locarno ou Venise ou que sais-je, n’aient pas pris la peine de nous conduire gentiment à cette merveille. Heureusement qu’on a les amis et internet ! Tiens, on va en parler à Fabien, à Forcalquier : le meilleur cinoche du 04 et peut-être de PACA et peut-être même de France, et il pourra peut-être nous faire une petite rétrospective Falardeau, et du coup (dès lors) tu viendrais nous présenter MSMD, et comme ça tu viendrais à Digne dans la foulée, à une heure de Forca, on irait faire des tours à Action et Nooz, on se baladerait à Carrefour City le dimanche matin, on se baignerait dans le plan d’eau si c’est l’été (je me dis que tu dois être habitué à l’eau à 16 degrés), on irait dans les clues, leurs rocs et leurs cascades, on monterait dire bonjour aux ermites (on a deux ermites, nous, une catholique et un orthodoxe, à deux heures de montée, dans une petite clairière qui domine la vallée, c’est un coin où il y a toujours eu des ermites, ici, et quand je suis arrivée, Catherine vivait dans une grotte, été comme hiver, avant d’être rattrapée par le colbac et sa hiérarchie qui l’a descendue dans un couvent en Normandie (en Normandie !) et comme elle ne s’y faisait pas, elle est allée pieuter dans une cabane au fond de leur jardin, c’est là qu’elle est morte, car elle était tout de même très âgée ; tu vois, ici, c’est un bon coin pour se planquer), et on irait au musée aussi où il y a de tout, de belles pierres, des instruments scientifiques et des tableaux, et quelques pièces de notre ingénieur, Monsieur Perdrizet, Jean Perdrizet, qui a inventé une langue, l’espéranto sidéral, et bien des machines, dont une pour communiquer avec les fantômes. Il vivait à un quart d’heure de chez moi, mais malheureusement je ne l’ai pas connu. On dit qu’il allait en mobylette jusqu’à Marseille, pour déposer ses inventions au CNRS ; c’est là que Jean-Jacques Viton, un poète de mes amis, l’accueillait.

Parfois, un monsieur ou une dame, après une lecture, vient me demander mon « réseau », s’enquérir de comment j’ai fait (pour publier, bien sûr, pas pour écrire). La réponse elle est là : mon réseau, c’est toi, c’est Viton, c’est Falardeau à présent, et c’est Perdrizet – tous ceux qui nous aident à tenir, non ? Mon réseau, ç’a été la Poste aussi, quand elle fonctionnait correctement, vu que j’ai envoyé pas mal de textes par la Poste, dont les deux premiers publiés : merci la Poste ! Doublement merci puisque c’est grâce au pognon de la Poste que la Revue de littérature générale a pu être largement distribuée, au milieu des années 1990, cette revue dirigée par Olivier Cadiot et Pierre Alferi, où un bon nombre de jeunes poètes et écrivains « expérimentaux » de ces années-là ont fait leurs débuts ; la RLG et tout le « réseau » des revues de l’époque, naturellement, Doc(k)s, Action poétique, etc. Enfin bref : c’est du bricolage, le réseau des poètes, mais pas si inefficace que ça, au final ! Le tout, c’est de ne pas le charger d’une ambition démesurée – ce que tout le monde fait, naturellement, car « agir et être prisonnier des choses, tel est le propre de l’homme » (c’est Lao-Tseu qui l’a dit).

Évidemment, tu me donnes furieusement envie de lire La Fille de Christophe Colomb ! Mince… y a un commentaire qui dit que c’est son « invention la plus extrême », à Ducharme… Mais comment fais-tu, Alouna, pour avoir ces goûts-là et garder simultanément le désir de conquérir la République des Lettres et ses contingents de lecteurs ? Comment fais-tu pour conserver cet optimisme-là ? La proximité des États-Unis ? Les forêts canadiennes (leurs castors industrieux, leurs terres sans limites, leurs bêtes à cornes et leurs cavalcades infinies, comme aurait dit le chômeur de La Moitié gauche du frigo !) ? L’embouchure du Saint-Laurent (jamais vu un fleuve aussi large !) ? Les hordes de pingouins ou ce qu’il en reste glissant sur la banquise ou ce qu’il en reste ? Le débarquement par paquets de jeunes Français accablants, mais pleins de projets ? Les sous-vêtements libanais de ton survêtement québécois ? C’est qu’aussi tu as quarante-quatre ans et moi presque soixante. Tu as « percé », comme on dit dans ma famille, et moi j’ai « perçouillé ». Te voilà devant une bonne décennie-tremplin, susceptible de te propulser dans l’air d’une notoriété transatlantique voire transpacifique (ce que je te souhaite, car, par toi, quelques lecteurs viendront me lire, moi, et Ducharme, et Bouchard, et toute la clique et ce, dans les siècles des siècles jusqu’à consommation) alors que je n’aurai jamais pratiqué que le trampoline et la course en bathyscaphe – mais que s’ouvrent quelques années où je peux, si j’en ai le courage, la force et un surmoi pas trop débordant, écrire un peu plus loin, un peu mieux mal. Qui vivra verra !

Nathalie

F6

Nathy ya Nathy,

Il va falloir que je leur dise un gros merci à Evelyn de Manosque et Michelle de Montréal ! On a participé à un joint venture entre festivals culturels, tu imagines ! J’écris toujours « festivaux », pour commencer. Next step, c’est la diplomatie culturelle. Un plan en trois temps : a) on aide les politiques à signer des accords pour que se matérialise le patrimoine immatériel de la post-poésie ; b) on fait deux mandats un peu incognito à la tête du conseil préfectoral ; c) on rebaptise la Sainte-Victoire : Mont-Gleize. J’ai toujours la flemme de me lancer dans des projets parallèles parce ce que ça finit par me ronger, je cours après mon temps (what else is new), du temps que j’aimerais avoir pour rien faire d’autre que penser à ce que je voudrais maintenant écrire, mais le quotidien est une succession de choses qui m’en empêchent, et je remets ça à plus tard. J’avais peur que cette correspondance soit un truc de plus à « produire ». J’aime dans La Cavalière quand tu parles que le but c’est d’avoir un taf où « on nous fout la paix ». Mon père répondait toujours ça quand on lui disait : « Tu veux quoi pour Noël ? La paix. » Lui aussi aurait pu aller se planquer dans un cabanon, comme ton ermite dont tu parles dans ton dernier mail et dans ton dernier livre, un livre qui m’a fait du bien en tant que prof, aussi. C’est un autre truc qu’on partage dont on pourra parler dans d’autres festivaux. Mais de manière imprévue, nos échanges se sont placés naturellement dans ma vie des dernières semaines : je me levais en calculant le décalage, et heureux quand une lettre de toi arrivait. Dans mon cours d’anglais à l’école primaire, j’avais eu une correspondante, Gretchen, qui venait de R.F.A. Les premiers mois on s’écrivait beaucoup, à un moment, elle m’avait demandé une photo. J’avais mis mon plus beau col roulé, ma frangine a croqué mon portrait sur son Polaroid, Gretchen ne m’a plus répondu. Cette blessure est maintenant guérie. Un jour, j’irai avec Stephen et toi au LIDL de Digne acheter du sirop d’orgeat (introuvable au Québec). LIDL, le seul vrai repère contre l’inflation. C’est en rentrant dans un MIGROS dans le Valais, où à vingt ans il a fait un stage, que mon père a compris qu’il méritait l’Occident, et tout son choix de produits.

C’est sympa que tu évoques La Bête lumineuse ! C’est un film bien pratique pour réfléchir à cette « haine de la poésie » qui je crois est partagée par une bonne partie des weirdos qu’on aime et qui font ce réseau que tu évoques. Je dis « haine de la poésie », mais c’est trop fort et trop « rochien » ; ce n’est pas de la « haine », mais de l’irritabilité ; pas de la « poésie ». Je suis irrité par le tissu de balivernes qu’on nous sert H 24. Mais je ne le tolère quand même pas si mal au supermarché, à la radio, dans le discours d’un élu… Quand un poète, ou un artiste, me sert de la Poésie, ou de l’Art, par exemple, ça me dead, comme dit ma fille. On mérite du nouveau. Il est à la fois insupportable et touchant, le poète dans le film de Perrault. J’ai vu ça il y a longtemps… Il comprend que c’est lui, en fin de compte, bien plus que le buck, la bête traquée ?

Je me sens toujours bien à parler de cinéma québ, parce que pour une fois, son destin n’est pas provincial. C’est évidemment une petite cinématographie, mais du cinéma direct (tu connais Les Raquetteurs ?) à la Denis Villeneuve, elle a produit sans aucun complexe des trucs puissants. Truffaut apparaît dans À tout prendre de Jutra, Coltrane improvise la bande-son du Chat de Groulx. Et que dire de Lauzon ! On oublie que Leolo est chez Criterion ! L’intertexte à Ducharme dans cette œuvre continue de me hanter ! J’ai d’ailleurs essayé de t’acheter une copie de La Fille de CC, mais je n’en trouve pas à moins de 200 $ ! C’est devenu un collector ! À moins que je vende ma RLG 1 ? Je balance quand même des noms hyper connus ici question cinoche, mais le vrai drame, comme tu dis, c’est que trop peu de monde connaisse Falardeau (le bon, pas le méchant – je niaise, mais il y a un autre Falardeau, un polémiste, qui a fait des films décapants, mais dont le cinéma très politique a la subtilité d’un bulldozer) ou un Robert Morin, notre plus grand inventeur, qui fait d’ailleurs un caméo dans La Moitié gaucheYes Sir Madame, ça aussi faut le programmer à Forcalquier !

Quand Falardeau s’est mis à retravailler la scène du discours de la mère dans son adaptation de MSMD, il m’a demandé si j’avais des traces d’archives sonores de mon mariage. Il était curieux de voir ce que ma mère avait dit « en vrai ». Je lui ai envoyé, et il a été surpris de voir que j’avais tout repris mot à mot. « Quelle conscience formelle », m’a-t-il texté. J’ai réalisé que ma mère, ailleurs dans le multivers, était une artiste inventive et généreuse, mais qu’ici, elle avait été prisonnière de son immigration, de son assignation à être une « femme dans la communauté », ce à quoi elle a répondu par les moyens du bord, la colère, la folie anxieuse, jusqu’à s’aliéner tout le monde, tout le monde sauf moi, qui continue d’aller vers elle parce que je lui dois la vie, mais pas seulement, je lui dois aussi de pouvoir gagner ma vie en me nourrissant de sa souffrance et de la mienne, c’est lyrique as fuck, mais je crois que j’écris aussi pour la venger, elle et tous celles et ceux qui auraient pu le faire si moins occupés à survivre. On verra si de ce tremplin « décennique » dont tu me parles, je me casserai le cou. Une chose m’emballe : en sautant assez haut, je te retrouverai dans les airs, toi propulsée par ton trampoline ; et en tombant assez bas, on se fera des appels de phares depuis les abysses.

Des années de catastrophe s’en viennent, mais ce n’est pas grave, tout passe de toute façon, et même si tout le monde très vite oublie nos textes, on aura déjà mieux fait qu’Homère, parce qu’on aura existé.

Alain