Dans l’obscurité totale, on ne voit rien. Ne riez pas. C’est une chose de le saisir intellectuellement, c’en est une autre de le vivre pour de vrai.
Parce qu’entendons-nous : ce qu’on appelle « le noir », ce n’est jamais vraiment du noir pur, il y a toujours une source de photos pas loin : un lampadaire, la lueur de l’affichage à cristaux liquides du réveil, la lumière bleutée de la lune ou le chuintement des étoiles.
Hier soir, au restaurant O.Noir, rue Prince-Arthur, j’ai vécu deux heures dans le noir, lors du souper littéraire dégusté à l’aveugle organisé par l’organisme Vues et Voix (ex-La Magnétothèque) dans le cadre du FIL.
Après s’être regroupé par convives de la même table dans le lobby (éclairé !) du restaurant, nous suivons notre serveuse non voyante Julie, à la queue leu leu, notre main gauche sur l’épaule gauche de la personne devant nous. Nous franchissons deux portes et sommes tout à coup plongés dans le noir total. Avant d’arriver au resto de la rue Prince-Arthur, je me demandais comment j’allais réagir dans ces premières secondes; moi qui ai connu par le passé des crises d’anxiété et de panique, est-ce que j’allais hyperventiler et demander à Julie de me reconduire illico à la lumière ? Mon pouls me semble régulier, je n’ai pas de boule dans le ventre, je ne transpire pas davantage qu’il y a deux minutes. Tout. Va. Bien.
Julie me conduit à mon siège. J’entends ensuite un homme lui demander de le faire sortir, puisqu’il ne se sent pas bien.
Je tâte ce qui se trouve devant moi en attendant que les autres convives prennent place autour de notre table : deux fourchettes et un verre d’eau à ma gauche, un couteau à droite, une petite assiette avec deux pains carrés et deux contenants de beurre (ou de margarine, qui sait !) plus loin devant moi.
Ma voisine de droite n’est nulle autre que l’animatrice, auteure et porte-parole de Vues et voix, Claudia Larochelle — j’ai des plogues, je vous l’ai déjà dit —. Devant moi prennent place Caroline, une procureure de la Couronne dans la jeune quarantaine, et son père Michel, 72 ans bien sonnés, qui œuvre dans l’industrie médicale. À entendre leur voix, je leur aurais donné au moins dix ans de moins chacun. Fascinant, dirait Charles Tisseyre.
J’aimerais vous parler des autres personnes qui nous accompagnent, mais elles sont assises « trop loin ». Je n’entends pas ce qu’elles disent. Michel parle à son épouse Francine, mais je suis incapable de capter ce qu’elle lui répond. Par un curieux phénomène (ma blonde m’en avait parlé avant mon départ pour le resto, ayant vécu la même chose lors de son passage là-bas), tout le monde parle plus fort que nécessaire. À un point tel que parfois, les serveurs non voyants doivent demander à toute la salle de faire silence pour pouvoir entendre et se faire entendre par les gens qu’ils doivent servir. Je me demande si cette impression est en fait une question de perception : dans un restaurant bondé, nous réussissons à entendre ce que disent les gens éloignés de nous en regardant leurs lèvres bouger. Nous entendons aussi avec nos yeux.
Nous passons les premières minutes à apprivoiser notre environnement, à recalibrer nos repères. Claudia et moi rions du fait que nous gardons nos yeux fermés malgré l’obscurité. Encore un peu nerveux, je fais des blagues : « Claudia, si tu vois passer Julie, dis-lui que… » Et, sans exception, nous sommes tous surpris qu’il fasse si noir. Je distingue tout de même un faible point lumineux qui bouge devant moi et je me demande si j’hallucine ou pas : ce sont en fait les aiguilles phosphorescentes de la montre de Caroline. Je ne pourrais même pas dire à quelle distance de moi elle se trouve.
Je commence à me rendre compte que chaque geste que je pose doit être calculé et je saisis alors à quel point l’information visuelle est importante dans tout ce que nous accomplissons quotidiennement. Le couvercle du contenant de beurre, je dois le déposer à un endroit précis pour pouvoir en disposer tout à l’heure; le contenant ouvert, je dois me souvenir où je le place, pour ne pas mettre les mains dans du beurre mou plus tard. Je dépose machinalement mon couteau à ma gauche et, quelques minutes plus tard, passe dix secondes à le chercher à droite. Nono
Le concept de la soirée est simple : nous faire vivre la littérature (et la gastronomie) comme si nous étions des non-voyants. Tout au cours du repas, les lecteurs et lectrices bénévoles de Vues et Voix (Béatrice Picard, Clotilde Seille, Gilles Dupuis, Michel Keable et Jacques Tremblay) nous liront des textes célébrant les 375 ans de Montréal, qu’ils soient de Jacques Cartier, Monique Proulx, Jean-Marcel Paquette, Gabrielle Roy, Yves Beauchemin, Naïm Kattan, Dany Laferrière ou Anna-Maria Zaidman.
Julie dépose mon entrée de ceviche de saumon à l’estragon devant moi. Soyons hipster et photographions notre plat :
Ça va bien lors des premières bouchées, puisque l’assiette est pleine; mais plus j’avance, plus je porte souvent une fourchette vide à ma bouche. Je dois m’aider de mes mains pour localiser la nourriture. À force de prendre des gorgées d’eau, je m’habitue à le déposer au même endroit, mon corps développe une espèce de mémoire spatiale que je n’avais pas cinq minutes auparavant. Fascinating, dirait Monsieur Spock.
Une voix dans les hauts-parleurs. Constat : on écoute mieux dans le noir. Nous ne sommes pas distraits par toutes les images qui défilent sous nos yeux. Alors que Gilles Dupuis nous lit un récit quelque peu coquin de Jean Marcel sur l’une des premières maisons closes à avoir eu pignon sur rue à Montréal, Claudia me glisse à l’oreille : « Penses-tu qu’il y a des gens qui font des coquineries ici ? »
C’est clair.
Mon plat principal est tout aussi délicieux que mon entrée : un filet mignon de porc rôti. Accompagné de carottes, de purée de pomme de terre et, je crois, d’une tomate confite. Impossible de statuer sur cette dernière.
Comme j’assiste au spectacle La fin du monde est une fausse piste à 21 h, je quitte à regret mes compagnons de table avant de pouvoir entamer ma crème brûlée. J’indique à Julie que je dois m’en aller. Elle me demande de prendre sa main et de la suivre, en faisant attention où je mets les pieds, car plusieurs obstacles jonchent notre parcours : sacs à main, pattes de chaises, pieds, etc. Pendant que nous marchons vers la sortie, je sens l’odeur subtile de son parfum. Je me dis que c’est le genre de détail que mon cerveau n’enregistre pas toujours lorsqu’il a à traiter toute l’information visuelle disponible en un instant donné.
Lorsque nous franchissons la seconde porte qui mène à la clarté, je sens que mon regard a changé, qu’il est plus « absent » que d’habitude. Je ne veux pas manquer de sensibilité ni heurter les vraies personnes non voyantes en écrivant ce qui suit, mais j’ai eu envie de refermer les yeux pour en profiter un peu plus. Ça ne durera que quelques minutes : déjà, rendu dans ma voiture, mes sens avaient repris leur « hiérarchie » habituelle et la vue était de nouveau number one aux yeux de mon cerveau (au volant, c’est tout de même une bonne chose). J’eus tout de même, à l’instar de Proust, un court moment madeleine lorsque je humai ma main gauche et reconnus l’odeur du parfum de Julie qui y trainait encore…