La capacité que nous avons, êtres humains, à comprendre les histoires qu’on nous raconte a été démontrée par la science de plusieurs façons. Par exemple, le psychologue cognitiviste américain Michael Tomasello a souligné que ce qui différencie l’humain des autres primates, c’est sa capacité à saisir les états mentaux d’autrui; les neuroscientifiques ont ensuite réussi à localiser dans le cerveau le siège exact de cette faculté, qui réside dans les neurones de l’empathie (Neurones de l’empathie : on dirait vraiment un titre de roman d’Amélie Nothomb !). Les psychologues, de leur côté, ont démontré que les enfants entrent dans ce qu’on peut appeler le « monde du récit » dès qu’ils commencent à maîtriser le langage.
Justement, hier matin, avant d’aller reconduire à sa garderie ma petite Adèle, deux ans et demi, j’ai passé quelques minutes sur son lit à lui lire des histoires. Sa préférée du moment, Ada, la grincheuse en tutu d’Élise Gravel, raconte la vie d’une petite fille, Ada, qui DÉTESTE LE BALLET (on doit le crier à chaque fois que ces mots apparaissent dans le récit) parce qu’elle ne réussit jamais à bien exécuter les figures imposées par Mademoiselle Delapointe (il y a une bonne raison à ça : Ada est en fait très douée en figures de karaté, et s’inscrira donc aux cours de Monsieur Takata, ce qui lui arrachera enfin un sourire). Ça doit bien faire vingt, trente fois qu’on lui raconte et, chaque fois, le plaisir vient néanmoins.
Et moi de me demander : qu’est-ce qui se passe, dans ta petite cervelle d’enfant, pendant que je te raconte l’histoire d’Ada ? J’ai cherché des réponses. Le pédiatre français Aldo Naouri, dans un entretien au journal L’Express, prétend que « si l’enfant en est à ce point friand [des histoires], c’est parce qu’elles mettent en scène des échanges qui vont venir solliciter la chose la plus importante pour lui : la gestion de l’angoisse. Les histoires peuvent éventuellement alléger cette angoisse. » Le philosophe et anthropologue français François Flahault, de son côté, affirme que l’être humain a besoin d’une histoire pour se dire qu’il est en train de faire quelque chose avec l’autre. Qu’il n’est pas seul, donc. C’est peut-être ce qui vient alléger l’angoisse ?
Je vais méditer là-dessus.
Entre-temps, hier soir, comme le hasard fait souvent bien les choses, c’était à mon tour de me faire raconter des histoires. D’abord, à la chouette petite Salle Claude-Léveillée de la Place des Arts, Jennifer Tremblay nous a fait une lecture sobre et poignante de son récit La Liste, récipiendaire du Prix du Gouverneur général et de plusieurs autres prix nationaux et internationaux, traduit en huit langues, lu et joué sur tous les continents (dont sur la scène du Théâtre d’Aujourd’hui en 2010). Debout au lutrin, dans une lumière bleutée tamisée, accompagnée en bruits et en musique par Jean-François Boisvenue, l’auteure nous a narré le quotidien, les préoccupations et la culpabilité d’une femme qui, obnubilée par ce qu’elle a à faire, omet d’accomplir une chose qui aurait pu sauver la vie de sa voisine Caroline, morte chez elle d’un caillot de sang aux poumons, funeste conséquence d’une erreur médicale.
Je lave les petites culottes avec les serviettes et les débarbouillettes.
Il a accroché une artère.
Je lave les robes et les jupettes.
Elle a saigné comme un bœuf. Les salopettes et les t-shirts.
La transfusion sanguine.
Les petits pyjamas de Léo.
Sans prescription d’anticoagulant.
Je rapporte les vêtements propres.
Ouais. Rien pour alléger mes angoisses existentielles dans ce sombre récit ! Mais l’objectif d’une bonne histoire n’est-il pas de poser un problème — non de fournir des réponses —, de façon à ce qu’on se demande : « qu’est-ce que j’aurais fait si j’avais été à la place du héros, de l’héroïne ? »
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Quelques minutes plus tard, au Lion d’or, c’était au tour de Thomas Hellman de me raconter ses histoires de Rêves américains, dans une salle comble à la qualité d’écoute irréprochable. Il faut dire que dans l’art du racontage d’histoire, Hellman est passé maître. Quand tu écoutes ce bonhomme-là, tu te dis : voilà quelqu’un qui sait ce qu’il fait. C’est du béton haute performance, ce mec. Un de mes anciens profs de l’Université de Sherbrooke avait déjà raconté en classe qu’il se refusait à aller voir les spectacles de la troupe de théâtre amateur dans laquelle jouait sa tendre moitié, parce qu’il redoutait à chaque seconde de la représentation le trou de mémoire, l’emmêlage de pinceaux, ce moment de malaise, disait-il, qu’il n’avait pas la force mentale de supporter; eh boy, pas de ça ici : avec Hellman, la mayonnaise prend toujours, le soufflé ne s’écrase jamais : tu te cales dans ton siège, tu détaches ta ceinture et tu te laisses guider, en absolue confiance, dans ses récits de hobos affamés qui quémandent des vivres aux plus nantis qu’eux ou d’Américains sans le sou qui prennent la route vers l’Ouest, vers la Californie, pour réaliser un rêve qui n’existe en fait pas; en quelques vers bien ciselés, on voit apparaître devant nous des personnages plus grands que nature, qui posent des rails plus rapidement que des machines toutes droit sorties de l’enfer, qui creusent des trous dans des montagnes avec d’immenses marteaux avant de mourir dans les bras de leur bien-aimée, ou qui dorment illégalement dans des trains pour fuir leur passé, en dépassant pour une première fois la ligne d’horizon de leur quotidien…
Hier, en écoutant Hellman, flanqué de ses excellents musiciens Olaf Gundel (banjo, guitare, piano, percussions) et Sage Reynolds (contrebasse), je réfléchissais à l’importance du storytelling dans notre monde moderne. À quel point, de nos jours, pour avoir un réel impact, pour se démarquer du bruit ambiant, il faut savoir raconter des histoires, à l’instar de Tremblay et de Hellman.
Les créateurs de contenu ont décidément un bel avenir devant eux.
Pour se procurer La Liste :
https://www.leslibraires.ca/livres/liste-la-jennifer-tremblay-9782923342191.html
Pour écouter gratuitement en streaming l’album Rêves américains II (l’écoute se termine demain vendredi) :
https://www.icimusique.ca/albumsenecoute/878/thomas-hellman-reves-americains-la-grande-crise
Excellente entrevue de Sylvain Cormier du journal Le Devoir avec Thomas Hellman : https://www.ledevoir.com/culture/musique/537270/la-grande-tapisserie-de-thomas-hellman
Photos du spectacle La Liste : Maxime Cormier
